Beaucoup d’entre nous pensent à l’enfance avec regret et nostalgie. […] Mais ce qui a disparu c’est l’enfance, non l’esprit d’enfance, qui est toujours là, en arrière-plan de notre existence. C’est pourquoi la nostalgie de l’enfance est précieuse car elle nous sert de guide pour nous orienter vers le pays natal. L’enfance véritable n’est pas une question d’âge ; elle coule toujours en nous, comme un fleuve de lave sous l’écorce refroidie de la vie empruntée du personnage adulte que nous sommes devenus. Si ce désir d’un ailleurs était seulement le désir d’un avant, alors il serait sans doute vain, mais il est en fait une aspiration vers une Présence bien réelle, accessible ici et maintenant. […]
À l’origine de la vie, nous sommes encore profondément en nous, enracinés dans la source d’où nous provenons ; nous vivons à partir d’une spontanéité, d’une liberté, et d’une joie de vivre qui nous marquent à jamais. Et ces qualités de l’enfance sont précisément aussi celles de la sagesse. […] Les enfants sont encore des habitants du pays natal, ce pays où nous vivons en unité avec le monde, sans dualité ou presque.
Voilà pourquoi de nombreux enseignants spirituels nous demandent de redevenir comme des enfants ; Jésus par exemple : « Si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ». Ou Nisargadatta Maharak : « Soyez comme l’enfant. » Et Ramana Maharshi notait que : « les enfants sont toujours à la maison. Nous aussi, mais nous rêvons que nous sommes dehors. »
[…] Les enfants habitent donc spontanément dans le pays natal ; ils vivent naturellement dans un état de présence vaste et large, du fait qu’ils ne sont pas encore complètement identifiés à leur ego, à leur personnage. Avez-vous déjà vu un bébé qui se regarde dans un miroir en disant : « Oh mes parents ont de la chance d’avoir un beau bébé comme moi » ? Le petit enfant est encore très largement libre de son apparence ; à peine sait-il qu’il en a une. Pour nous, les bébés et les jeunes paraissent petits ; mais c’est parce que nous les voyons de l’extérieur : pour eux, de leur point de vue, à partir de leur propre vécu, ils sont vastes, ouverts, transparents. Regarder un bébé dans les yeux est une expérience étonnante ; le bébé ne détourne pas le regard ; il ne se sent pas observé ; votre regard le traverse sans l’affecter, sans le gêner. En regardant un bébé, c’est votre propre infinité sans fond que vous contemplez. Christian Bobin évoque le regard des bébés en ces termes : « Je suis fasciné par le visage des nouveaux-nés. Il est très difficile de soutenir leur regard, car dedans le faux naturel n’existe pas. Leur regard vient du bout du monde et va au bout du monde. »
Avons-nous en tant qu’adulte une telle liberté ? Rarement ; le plus souvent, nous nous sentons vus, jugés, et limités. Pas l’enfant. Pas encore, car le bébé vit essentiellement sur un mode d’union avec le monde ; il n’existe pas encore en étant séparé.
Un jeune enfant est encore souvent une pure conscience sans aucun sens de la forme ou de l’identité. Il n’est pas encore complètement identifié à son personnage, à son nom, à son histoire personnelle ; il demeure libre même de l’identification au corps pendant longtemps. Il ne connaît aucune division encore dans le champ de son expérience entre un sujet et un objet, et d’ailleurs l’expérience n’est même pas encore son expérience ; elle est un vécu apparaissant dans une unité de présence. […] L’enfant des commencements n’est pas encore assailli par un bavardage mental, par un flot continuel de pensées, comme le sont les adultes. Sa perception le met directement en contact avec le réel, raison pour laquelle ses sens sont éveillés et vifs. Vous souvenez-vous à quel point vos perceptions étaient intenses dans l’enfance ? Gardez-vous mémoire des émerveillements qui vous ont certainement illuminé alors ?
Je ne dis pas cependant que les petits enfants sont des mystiques, des sages, des Bouddhas, parfaitement sereins et contemplatifs. Il suffit de les observer pour remarquer que ce n’est pas le cas ; leur vie émotionnelle est intense ; ils connaissent aussi des chagrins, des craintes, des impatiences. Souvent même, leurs réactions sont plus fortes que celles d’un adulte, leurs colères peuvent être terribles et leurs tristesses déchirantes. Ceci s’explique par le fait qu’ils vivent sans mettre de mots sur ce qu’ils ressentent, et qu’ils expérimentent donc leurs émotions sans aucune distance et sans la possibilité de les gérer comme le ferait un adulte. De plus ils vivent au présent et sont par conséquent incapables de se projeter dans l’avenir, ils ignorent l’impermanence ; et tout pour eux semble devoir durer toujours. Il est donc nécessaire que les enfants grandissent et acquièrent les multiples apprentissages utiles à la vie. Mais cette entrée dans la vie adulte s’accompagne aussi d’un éloignement de leur royaume intérieur et de ses ressources.
Car, peu à peu, avec l’apparition du sens du moi, de l’autre, du temps et du monde extérieur, l’enfant quitte le monde de l’unité, de l’éternité et de la joie, et s’éloigne de la clarté des origines. Les enfants ont donc certes un pied dans le pays natal, mais aussi un pied déjà dans les terres de l’exil. Ils vont commencer à s’éloigner de l’esprit d’enfance. La conscience pure de l’enfant n’était personne en particulier ; elle était présence lumineuse, vivante, atemporelle, et illimitée ; maintenant l’enfant va se prendre pour quelqu’un, pour un individu, avec un nom et un prénom. La sortie du pays natal correspond à ce moment où nous revêtons le costume étroit de notre individualité. […]
Mais si l’enfance disparaît, l’esprit d’enfance, lui, ne passe pas ; il demeure toujours en nous, comme je l’ai dit plus haut. Le retour au pays natal consiste à retrouver consciemment l’espace ouvert de la Présence pure auquel l’enfant avait accès inconsciemment.
Par José le Roy
Source : José le Roy, « Retour à soi, retour au Soi », pp. 47-49.