LA VOCATION SPIRITUELLE DE L’HOMME

Les instants de la vie où le réel caché un instant se dévoile sont vraiment des « heures étoilées », pour reprendre l’heureuse image de Stefan Zweig. Mais il est hors de propos de les chercher, de vouloir les produire. Car, le propre de l’esprit, nous avons entr’aperçu cela, est son absolue liberté : il échoit et se donne quand il veut, à qui il veut, sans cause aucune, de manière totalement gracieuse. Et ce peut être n’importe quand et n’importe où : aussi bien à l’occasion d’un somptueux coucher de soleil aux Antilles qu’au fond de la banlieue la plus sordide, aussi bien en contemplant la transparence d’une aile de libellule qu’au-dessus de l’évier, en lavant la vaisselle ! Je viens d’évoquer cette liberté inhérente à l’expérience spirituelle. Mais il faut aussi en dire l’extrême fragilité qui en est l’immédiat corollaire. Car, si l’esprit est libre, toujours aussi, il laisse libre, totalement libre. Toujours il se propose, jamais il ne s’impose. En effet, en chaque cas, c’est l’âme, c’est le moi, c’est l’égo qui dispose. C’est dire que l’esprit laisse à l’âme la possibilité de l’ignorer, de le mésestimer, de le minorer, de l’oublier, de le refouler.

On l’aura remarqué : je n’ai nullement cherché à faire apercevoir l’expérience spirituelle en la décrivant dans son contenu. Ceci pour la simple raison qu’elle n’a aucun contenu propre. Cette expérience produit, par contre, des fruits, des effets : amour, joie, paix […].

De ces trois, le plus facile à invoquer est certainement la « Joie ». Les connaisseurs parlent de « Joie sans cause », sous-entendu sans cause ni physique, ni psychique. Cette joie est celle de communier, joie d’être, enfin, un avec Celui que de tout temps nous sommes appelés à être. D’être, enfin, un avec Celui dont, depuis toujours, nous portons l’inamissible nostalgie et qui n’est autre que nous-même, nous-même sous forme enfin accomplie. Cette joie est celle d’être en totalité, en plénitude. Gabriel Marcel dit cela très bien : « Joie signifie être en totalité ». Cette joie est joie de libération ; elle est celle du papillon qui sort de sa chrysalide. Elle est joie d’un envol. Elle est tout simplement « joie d’être », mais cette fois « joie d’être réellement ». Ce qui veut dire nécessairement « joie d’être avec tous ». Car seul l’éveil de l’esprit, dont l’essence est universelle, donne accès à cet universel qui est en chacun et qui fait que tous sont un et qui seul fait que nous pouvons réellement communier avec autrui et réellement l’aimer. […]

La « Paix » est celle venant du contact avec un être que l’on sent, voire que l’on sait, être notre unique et complète vérité. Avec un être en qui tout s’éclaire, en qui toute incertitude, toute inquiétude se dissipe et se disperse. Un être en qui toute peur disparaît, notamment la peur de la mort. […]

L’Amour, enfin, est d’abord gratitude. Gratitude pour toute la beauté du monde qui n’est plus alors aperçue comme une donnée mais comme un don. Non plus comme une ultime lueur donnée avant la fin, mais comme indice et manifestation du monde à venir, du monde habité par l’esprit, du monde en plénitude. L’amour ici en question est cela, mais aussi et autant il est perception de la merveille en l’autre, il est amour de l’autre. C’est-à-dire un amour non possessif, oblatif, inconditionnel. Un amour qui ne se réduit pas au sentiment du même nom parce qu’il est simultanément conscience, volonté et acte. Conscience que nous ne sommes pas encore éclos à nous-mêmes, volonté de tout faire pour aider à cette éclose, mises en acte de cette volonté.

Cette présentation de l’amour le saisit comme expression et fruit de l’esprit. Mais il y a plus encore que je laissais entrevoir dans le chapitre précédent : car non seulement l’esprit ouvre le cœur de l’homme à l’amour véritable, mais il est lui-même cet amour. Et dans cette identité il trouve sa plus haute et plus belle définition. La plus opérative aussi. L’esprit est amour. En sorte que dans l’ordre de la seconde naissance, par laquelle l’homme accède à son humanité véritable, naître à l’esprit et naître à l’amour sont une seule et même chose.

Par Michel Fromaget

Source : Extraits du livre de Michel Fromaget, « La vocation spirituelle de l’homme », 2021, Entremises.

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