LA FONCTION DE L’INCONSCIENT

par C.G Jung

Il existe une voie, une possibilité de parvenir au-delà des échelons psychologiques, des niveaux mentaux et humains décrits dans la première partie de cet ouvrage : c’est la voie de l’individuation.

La voie de l’individuation signifie : tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son Soi, dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison.

On pourrait donc traduire le mot d’« individuation » par « réalisation de soi-même », « réalisation de son Soi ».

Les possibilités de développement décrites dans les chapitres précédents sont, au fond, à y regarder de près, autant d’aliénations de soi-même, à savoir de dépersonnalisations partielles, tantôt au profit d’un rôle extérieur, tantôt au Bénéfice d’une importance imaginée ou imaginaire. Dans le premier cas, le Soi est refoulé à l’arrière-plan au profit de l’adaptation et de la mise en valeur de l’individu dans le cadre social; dans le second cas, cela a lieu sous l’action de l’influence autosuggestive d’une image primordiale. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le collectif qui prédomine et l’emporte. Or l’abdication de soi-même au profit du collectif correspond à un idéal social : elle passe même pour une vertu et un devoir vis-à-vis de la société, quoiqu’elle puisse donner lieu à des utilisations abusives et égoïstes. On dit d’un égoïste qu’il est « plein de lui-même », ce qui, naturellement, n’a rien à voir avec la notion du Soi, telle que je l’utilise ici.

La réalisation de son Soi se situe à l’opposé de la dépersonnalisation de soi-même. Prendre l’individuation et la réalisation de son Soi pour de l’égoïsme est un malentendu tout à fait commun; car les esprits font en général trop peu de différence entre l’individualisme et l’individuation.

L’individualisme accentue à dessein et met en relief la prétendue particularité de l’individu, en opposition aux égards et aux devoirs en faveur de la collectivité. L’individuation, au contraire, est synonyme d’un accomplissement meilleur et plus complet des tâches collectives d’un être, une prise en considération suffisante de ses particularités permettant d’attendre de lui qu’il soit dans l’édifice social une pierre mieux appropriée et mieux insérée que si ces mêmes particularités demeuraient négligées ou opprimées. Car, enfin, que faut-il entendre par la « particularité d’un individu? » Elle ne signifie point étrangeté de sa substance ou de ses composantes, mais essentiellement le rapport singulier du mélange de ses composantes et le degré infiniment nuancé et progressif de la différenciation de ses fonctions et de ses capacités, ces dernières étant de nature universelle. Le propre de chaque visage humain est de comporter un nez, deux yeux, etc., mais ces facteurs universels sont variables, et dans cette diversité réside ce qui détermine les particularités individuelles.

C’est dire que l’individuation ne peut être qu’un processus qui accomplit les données et les déterminantes individuelles, en d’autres termes, qui fait, d’un individu donné, l’être que, une fois pour toutes et en lui-même, il doit être.

De ce fait, il ne deviendra pas égoïste ou égocentrique dans le sens habituel du terme, mais accomplira simplement sa nature d’être, ce qui, comme je le disais plus haut, est précisément aux antipodes de l’individualisme et de l’égoïsme.

Dans la mesure où l’individu humain, en tant qu’unité vivante, est composé d’une foule et d’une somme de facteurs universels, il est totalement collectif et sans l’ombre d’une opposition à la collectivité. On ne peut pas porter l’accent sur la particularité individuelle d’un être sans contredire cette donnée de base de l’être vivant. Mais comme les facteurs, qui en eux-mêmes sont universels, n’existent et ne se présentent qu’en des formes individuelles, leur prise en considération totale détermine une cristallisation, individuelle au suprême degré, à côté de laquelle tout individualisme semble bien fade.

Notes

  1. Que le lecteur n’aille pas s’imaginer qu’il y a là une recette facile : il S’agit d’une évolution fort délicate qui s’affirme être un destin : les épines y abondent ; en particulier les faiblesses, les complaisances que l’on a à l’égard de soi-même, les fausses commodités que l’on croit pouvoir s’accorder sont sanctionnée en soi-même ou en ses proches avec une susceptibilité et une cruauté à nulle autre pareilles. Il semble que, sur cette voie de l’individuation, plus que partout ailleurs, noblesse oblige. Tout se passe comme si, sur cette voie, les dieux – les dieux psychologiques -, une fois alertés, étaient doublement jaloux (N. d. T.).

Source : Extrait de « DIALECTIQUE DU MOI ET DE L’INCONSCIENT » Gallimard 1964

NDLR : « La réalisation de son Soi » dont parle Jung dans cet extrait est vu par Vivre Libre comme la participation personnelle au Soi impersonnel, universel, commun. Le Soi est le plan originel de la conscience dans lequel nous sommes tous nés, le fondement unitaire et sacré de toute conscience (voir « Le sens de l’existence », texte 3).

Télécharger cet article au format PDF