POURQUOI LES HOMMES USENT-ILS DE STUPÉFIANTS ?

Par Léon TOLSTOÏ.

(Extrait)

Continuellement et partout on rencontre des gens qui pourtant aiment leurs enfants et sont prêts à faire pour eux de multiples sacrifices, mais qui néanmoins dépensent en eau-de-vie, vin, bière, haschisch ou opium, et surtout en tabac, l’argent qui pourrait nourrir ces enfants et même les sauver de la misère.

Evidemment, si un homme ayant à choisir entre les besoins et les souffrances d’une famille qu’il aime et l’abstinence des stupéfiants, préfère la première alternative, c’est qu’il y est poussé par quelque mobile plus puissant que la considération que « tout le monde fait » ou que « c’est agréable ». Certainement il n’agit pas ainsi « pour tuer le temps » ni davantage « pour s’égayer » : il subit un entraînement plus puissant.

Cette cause -aussi loin que je recherche, soit dans mes lectures sur le sujet, soit en observant les autres hommes, et particulièrement mon propre cas, à l’époque où je buvais du vin et où je fumais -cette cause est, je pense, la suivante :

En observant sa propre vie, un homme peut distinguer en lui deux êtres différents : l’un physique et aveugle, l’autre spirituel et qui voit.

L’être animal mange, boit, se repose, dort, se reproduit et fonctionne comme une machine remontée.

L’être spirituel, voyant, qui est lié intimement à l’être animal, ne fait rien par lui-même, mais surveille l’activité de l’être animal : d’accord avec lui quand il approuve cette activité, en divergence lorsqu’il la désapprouve.

Cet être observant peut être comparé à l’aiguille aimantée d’une boussole, dont une extrémité indique le nord, et l’autre le sud : tant que ces deux pointes indiquent chacune sa direction propre, l’aiguille reste cachée par la partie opaque de la boussole, mais l’une des pointes apparaît aussitôt que la direction est modifiée.

De même, l’être voyant, spirituel, dont nous appelons communément la manifestation « conscience », indique avec une de ses extrémités le bien, et avec l’autre le mal, et nous ne le voyons pas apparaître tant que nous suivons la bonne direction du mal vers le bien. Mais nous écartons-nous tant soit peu de la bonne direction, nous voyons apparaître l’aiguille qui nous indique notre éloignement de la voie indiquée par la conscience.

Et, comme le navigateur, se sachant engagé sur une mauvaise route, cesse de ramer, renverse la vapeur ou cargue les voiles jusqu’à ce qu’il ait modifié sa direction conformément aux indications du compas, à moins d’avoir perdu ou oublié la notion de ces indications, de même, tout homme ayant perçu la dualité de son activité animale et de sa conscience continuera à agir en conformant cette activité aux demandes de celle-ci quand elle lui dit qu’il est dans la mauvaise voie.

Toute vie animale, peut-on affirmer se résume en ces deux activités : ou conformer sa conduite aux indications de la conscience, ou se les dissimuler pour pouvoir continuer à vivre malgré elles.

Les uns suivent la première voie, les autres la seconde.

Pour atteindre le premier but, il n’est qu’un moyen : l’éducation morale, qui consiste à faire en soi la lumière et à regarder ce qu’elle éclaire. Pour atteindre le second but -à savoir, se masquer les indications de la conscience-, il y a deux moyens : l’un extérieur, l’autre intérieur. Le moyen extérieur consiste à se distraire des indications de la conscience au moyen d’occupations variées ; la méthode interne consiste dans l’obscurcissement de la conscience elle-même.

Comme un homme a deux manières de ne pas voir un objet placé devant lui : ou en portant sa vue sur un objet plus brillant, ou en obstruant la vue de ses propres yeux, de même, un homme peut se cacher les indications de la conscience par deux moyens : ou par la méthode externe, en distrayant son attention par des occupations variées, soucis, amusements ou jeux ou par la méthode interne, en obstruant l’organe même de l’attention.

Pour des gens au sens moral bas et borné, les diversions extérieures sont souvent tout à fait suffisantes pour les empêcher de voir les indications de la conscience sur l’erreur de leur vie. Mais pour les gens de morale supérieure, ces moyens sont souvent insuffisants.

Les moyens extérieurs ne détournent pas complètement leur attention de la notion de désaccord entre leur vie et les demandes de leur conscience. Cette notion les gêne en les empêchant de continuer à vivre comme auparavant ; ils ont alors recours à la méthode interne, plus digne de leur confiance, qui est d’obscurcir leur conscience elle-même en empoisonnant leur cerveau par des stupéfiants.

On ne vit pas comme le demande la conscience, et d’autre part on manque de force pour remettre sa vie d’accord avec ses exigences. Les diversions qui pourraient distraire l’attention de la notion de ce désaccord sont insuffisantes, ou sont usées, et alors, pour pouvoir vivre au mépris des indications de la conscience au sujet de la mauvaise conduite de leur vie, les hommes, en les empoisonnant temporairement, empêchent de fonctionner les organes à l’aide desquels la conscience se manifeste, comme un homme, en se bouchant les yeux se cache ce qu’il ne veut pas voir.

Source : Edition Le Castor Astral, Collection « Les Inattendus », p.15 à 18.

Télécharger cet article au format PDF