MODERNITÉ ET DÉSARROI

Par Michel Fromaget

 

Aucune civilisation, ni même aucune culture, n’est concevable qui ne soit tissée sur une conception, une compréhension particulière de l’homme et de la vie humaine qui ne soit, en un mot, tissée sur une anthropologie. […] Cette anthropologie, qui à notre insu nous habite, parce qu’elle forme le prisme à travers lequel nous expérimentons et concevons tant celui que nous croyons être, que celui que nous croyons être autrui, conditionne nos moindres pensées et nos moindres gestes. Qui le niera, sachant que le propre de l’anthropologie élue par l’Occident moderne, si je le ramène à son équation essentielle, est de dire que l’homme est un être à deux dimensions : physique et psychique, biologique et psychologique. Qu’il est un être composé de chair et de mental, d’organes et de psychisme, de corps et d’âme. Qu’il est fait de cela seulement et uniquement. Que, par suite, les particularités de son physique et celles de sa psyché suffisent à le définir en tant qu’être humain. Et qu’en conséquence, pour « réaliser » l’homme entièrement, pour l’amener à son plein épanouissement, il suffit de le cultiver dans ses possibilités physiques et dans ses facultés psychologiques, dans son corps, qui lui donne les clés du monde matériel, et dans son âme qui lui ouvre le monde mental.

[…] J’en viens à cette remarque d’apparence bénigne, mais que je crois capitale. Est-il vrai – surtout de nos jours – que la conception anthropologique moderne qui prive l’homme de sa dimension spirituelle, qui le prive de l’esprit, et le condamne par là à n’être que physique et psychique, que corps et âme, est-il vrai que cette conception marche ? Est-il vrai qu’elle « marche » si bien que cela ? Le contraire n’est-il pas bien plutôt évident ? Et si l’essentiel des maux qui accablent l’homme : maladies, angoisse, solitude, dépression, suicide, drogue…, qui atterrent les sociétés humaines : chômage, inégalité, pauvreté, racisme, délinquance, criminalité, terrorisme, guerres…, qui exténuent la terre : extinction des espèces animales, réchauffement climatique, marées noires, désertification, épuisement des ressources, déforestation éhontée… si cet essentiel venait, justement, de ce que l’homme se conçoit, se construit et se vit sur la base d’une représentation de lui-même qui soit fausse et ne rende pas compte de l’être qu’il est en réalité ? D’une représentation de lui-même qui ne lui donne pas accès au monde tel qu’il est ?

Quant à moi, je suis depuis si longtemps convaincu du rôle joué par l’anthropologie dualiste dans l’étiologie de ces souffrances et catastrophes, je suis si convaincu de la fausseté et de la malignité de ce paradigme binaire, que j’ai décidé, voici de nombreuses années, de consacrer l’essentiel de mes travaux à la recherche, à l’identification et à la compréhension d’une « autre anthropologie ». Je veux dire d’une autre représentation fondamentale de l’être humain qui puisse, parce que plus conforme à la réalité de l’homme et du monde, servir à la précédente d’alternative souhaitable et salutaire. Une telle alternative, à dire vrai, n’était guère éloignée de nous et je n’ai pas eu à chercher bien longtemps. Elle n’est autre, en effet, que cette anthropologie ternaire qui authentifie en l’homme trois hauteurs : celles du corps, de l’âme et de l’esprit, anthropologie dont la nôtre est issue par diminution et repliement.

[…] L’étude de l’évolution à long terme de la mentalité occidentale suggère clairement que le mouvement de descente, qui fit passer notre civilisation de l’antique compréhension ternaire à une lecture dualiste de nous-même et du monde, bien plus qu’un mouvement naturel dû au dépérissement et à l’étiolement spontanée de l’esprit humain fut, selon toute vraisemblance, un mouvement contingent et comme intentionnel de refus et d’éviction, de rejet et d’exclusion de la composition spirituelle.

[Ce livre] est une dénonciation des manœuvres grâce auxquelles la société actuelle se débarrasse de l’esprit – et ainsi aliène ceux-là même qu’elle prétend libérer –, dénonciation dont la connaissance serait aux jeunes gens d’aujourd’hui certainement salutaire et profitable. D’une part, en les incitant à découvrir et aimer cette part qui en eux-mêmes est infiniment plus qu’eux-mêmes, et qui est la seule à pouvoir donner sens à leur vie, d’autre part en les avertissant des pièges et des ruses inventés par la société adulte afin de les empêcher à tout prix de naître à l’esprit et ainsi devenir des hommes libres, je veux dire libérés de cet être préfabriqué (et pratiquement « prédigéré ») avec qui on leur a enseigné à se confondre alors qu’ils ne le sont pas.

 

Source : Extrait de Modernité et désarroi ou l’Âme privée d’Esprit, 2007, Gallimard.

Télécharger cet article au format PDF