LE GRAND TOURNANT

Ne pas s’occuper d’écologie revient à scier la branche sur laquelle on se trouve assis. L’idée fait certes du chemin. Mais se soucier de l’environnement extérieur sans se préoccuper de celui qui est intérieur à nous-mêmes consiste à entretenir un beau potager devant une maison qu’on laisse sale et négligée : quelque chose cloche dans ce comportement. Au contraire, plus on s’occupe d’écologie, plus le travail sur la conscience doit être grand : on ne peut lutter contre les pollutions ambiantes sans se régénérer, sans cesse, soi-même afin d’avoir un regard clair sur les situations et proposer des solutions qui s’enracinent dans la limpidité.

Et partant, dans l’efficacité.

Comment faire pour mener à bien ce travail constant de purification intérieure qui conduit à un comportement éthique et responsable ? L’une des réponses se trouve justement dans cette nature que l’on veut sauver.

Un koan zen dit : « L’être regarde la fleur, la fleur sourit. »

Se mettre à l’écoute du végétal, percevoir sa vibration à chaque fois particulière, nous porte à connaître un monde inouï où palpite le secret de la vie. Un univers s’ouvre dans la contemplation d’un arbre, d’une simple fleur, d’un paysage, qui ouvre à son tour les portes de notre perception et peut-être aussi les portes du paradis perdu. Je crois en effet que le premier sentiment mystique nous est donné grâce à la nature : qui d’entre nous ne se souvient d’un ou de plusieurs moments d’intensité au contact d’un lieu, d’un paysage, d’un biotope, où plus rien n’existe soudain que ce contact ? Le « plus que tout » se trouve dit et vécu dans le silence de l’instant. Inutile de gloser sur ce qui y est dit : dans ce fugitif moment, nous sommes simplement en rencontre directe avec le mystère et la magnificence de l’existence, de toute existence.

Marchons dans une forêt, une lande, ou au bord de la mer : si on se laisse emporter dans le tourbillon de nos pensées, on ne voit et on ne sent presque rien. Mais si, au fil de la marche, petit à petit elles se décantent et que l’eau trouble de notre conscience se clarifie, alors on commence à entendre le langage des oiseaux, à voir les infinies variations des couleurs et des ombres, à regarder les textures de la terre, du bois, des pierres et des ondes, à sentir les fragrances subtiles de l’air, à écouter les voix de ce temple vivant qu’est la nature. Et en cette osmose, qui est aussi à la base du sentiment poétique, une alchimie se fait en nous, qui nous rend meilleurs. Or, quelle grâce trouver dans un étang pollué, une forêt saccagée, un paysage éventré, une clairière devenue décharge sauvage ? Et je ne parle même pas des dangers multiples de la pollution, simplement de la beauté massacrée qu’il nous faut défendre. Créons donc notre propre jardin, certes, fût-il d’un mètre, linéaire ou carré, ou plus petit encore… Tâchons de sauver aussi, partout où cela est possible près de chez nous, ces fragments de nature qui nous restent et nous font, au sens plein, vivre.

Ne serons-nous donc sauvés que contraints et forcés par cet état que le philosophe Peter Russell appelle « l’émergence dans l’urgence » qui fait que, mue par une nécessité impérieuse, une mutation majeure voit le jour ? Russell applique cette notion à notre monde en crise dont le seuil critique serait imminent : surpopulation, pollution, crise morale, ne seraient que les prémices du prochain saut évolutif de l’humanité et de la vie, irrémédiablement poussées, sous l’emprise de l’état d’urgence, à se transformer et à changer de niveau de fonctionnement.

Ce qui ne veut pas dire que l’état de crise est la seule porte de l’évolution globale ou personnelle : disons qu’elle pousse à agir et à réagir. À changer de paradigme. À inventer de nouvelles solutions.

[…] Le vrai problème reste celui du changement de nos consciences.

Nous pouvons et devons donc appliquer la logique du sursaut salvateur à nos existences quotidiennes. Le philosophe Bachelard disait : « Tout ce qui est grand se fait contre. » C’est en effet en allant au-delà de nous-mêmes que nous réussirons le passage vers plus de lucidité et une action globale améliorée.

Mais cet au-delà, loin d’être lointain, est en nous ; il est à la porte de chez nous. Tel Candide, sachons donc façonner notre jardin intérieur en même temps que nous créons celui de l’extérieur. Ce combat-là reste toujours à notre portée.

Comment commencer ?

En apprenant à arrêter, de temps à autre, la trépidance : le temps passe vite, il faut savoir le passer lentement.

Pollués psychiquement et physiquement, il nous faut apprendre à nous nettoyer des miasmes sécrétés dedans et dehors.

Négligents envers la nature et la vie, il nous faut d’urgence se relier à elles. Ainsi que le rappelle joliment le philosophe Michel Serres : « la négligence est le contraire du mot religion… », la négation de son sens. Posons-nous donc la question : où se situe notre propre négligence ?

 

Par Marc de Smedt

Source : Marc de Smedt, « Éloge du bon sens ».

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