LA RÉVOLUTION EST-ELLE ENCORE POSSIBLE ?

par Bernard Blavette

Quand on regarde la réalité en face, il est clair que le capitalisme néo-libéral nous entraîne à la catastrophe : des crises multiples et interconnectées se déchaînent, tandis que le cours de l’histoire s’accélère et nous entraîne irrésistiblement, comme un fleuve dont les eaux se précipitent vers une insondable cataracte. N’est-il pas trop tard pour s’extraire de ce courant fatal ? Une transformation sociale radicale, à la hauteur des périls qui nous menacent est-elle encore possible ?

C’est le thème du propos ci-dessous. son auteur, Bernard Blavette, précise que ce texte se conjugue modestement au conditionnel car il repose sur des hypothèses formulées à partir des données présentement disponibles, alors que l’histoire peut nous réserver bien des surprises. Et il souligne que son article doit beaucoup aux travaux du philosophe et historien de la psychologie Bertrand Méheust [1]

« Ce que nous essayons de créer c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête désespérée du “fun” et du sexe, une génération de “kids” définitifs. »

Michel Houellebecq [2].

Nous savons aujourd’hui que la domination peut prendre différentes formes, se couler dans des moules inattendus. Dans le passé, l’oppression était facile à définir : un dictateur bien personnalisé, une police féroce, une justice aux ordres, une propagande et une censure omniprésentes. De Staline à Hitler en passant par Franco et Salazar, tout était clair. Mais l’histoire nous a montré que cette forme primitive d’asservissement n’est pas pérenne, l’exaspération du plus grand nombre finit tôt ou tard par entraîner la libération. C’est ce que nous voyons se produire sous nos yeux avec le “printemps arabe” : les peuples mettent à bas des “dinosaures”, des survivances du passé, que les dominants actuels voient disparaître sans réel déplaisir.

Dans sa préface (1946) à son ouvrage prophétique Le meilleur des mondes Aldous Huxley définit en quelques lignes les formes modernes d’oppression :

« Un état totalitaire vraiment efficient serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude. La leur faire aimer, telle est la tâche assignée dans les états totalitaires d’aujourd’hui aux rédacteurs en chef des journaux, aux maîtres d’école… »

Il faut bien se rendre compte qu’il s’agit ici d’une forme de domination d’une profondeur inouïe que Bertrand Méheust compare à une véritable “domestication” [3]. Ce terme, qui désigne généralement le pouvoir que nous exerçons sur les animaux, peut se définir suivant trois caractéristiques :

1- Elle suppose un “dénivelé des psychismes”, évident entre les animaux et nous. Mais appliqué aux relations humaines entre le maître et l’esclave, elle implique en ce qui concerne les dominés un effondrement des capacités cognitives qui se manifeste par une plongée dans l’insignifiance et la banalité, comme l’a très bien vu Castoriadis [4]. Perte des repères moraux, égocentrisme exacerbé, relâchement des attitudes et du langage, délitement de l’imagination entraînant l’incapacité à concevoir un monde différent, on pourrait multiplier les exemples à l’infini pour caractériser l’homme néo-libéral. Tout cela est la conséquence directe d’une addiction généralisée à un hédonisme vulgaire, à la consommation et aux divertissements de masse, conduisant à la recherche exclusive et toujours renouvelée d’un plaisir immédiat, privé de sens.

Incapacité à concevoir un monde différent…

2- La domestication génère la totale dépendance. Ainsi de nombreux animaux seraient incapables de survivre sans les soins de leurs maîtres humains : un oiseau qui ne connaît que sa cage ne peut s’adapter au monde extérieur. Il en est de même pour la multitude. L’homme du XXIe siècle se pense libre, maître de son destin, alors qu’il n’a jamais été plus dépendant. Dépendant de toute une infrastructure qui assure sa vie de tous les jours : réseaux énergétiques, de transports, de communications, d’alimentation, de loisirs, système de santé qui tout au long de son existence lui fournira les béquilles techniques lui permettant de réparer son corps, de soulager artificiellement un psychisme égaré par la vacuité de son existence. Sur tous ces systèmes, personne n’a plus de prise, bien peu nombreux sont ceux qui sont capables d’appréhender les techniques utilisées, mais personne ne souhaite s’en passer. Ils tissent une cage bien plus infranchissable que celle de l’oiseau, un réel univers carcéral, d’autant plus efficace qu’il n’est pas perçu comme tel. La coercition n’est plus vraiment nécessaire, elle n’intervient qu’à la marge, en dernier recours vis à vis de quelques “inadaptés”.

L’homme du XXI ème siècle tisse sa cage…

3- La domestication est irréversible et ne peut s’interrompre que par la disparition du maître, mais le “sevrage” peut alors s’avérer terrible. Nous pouvons difficilement nous faire une idée de ce à quoi pourrait ressembler un effondrement général du système à l’échelle planétaire, cet “accident global” évoqué par le philosophe des catastrophes Paul Virilio [5] : troubles sociaux gigantesques, des systèmes de contrôle à la dérive qui rendraient les centrales nucléaires de plus en plus dangereuses, l’eau impropre à la consommation, disparition de la médecine, réduction drastique de l’espérance de vie [6]… La conscience d’une telle catastrophe est bien propre à encourager le statu quo. Comme le souligne Bertrand Méheust « C’est là le signe le plus certain de l’aptitude du capitalisme à créer de l’irréversible que même ses adversaires les plus décidés ne peuvent plus sans frémir souhaiter son effondrement » [7].

La conscience d’une catastrophe qui encourage le statu quo…

Pourtant nous savons que notre société d’hyper consommation est sans issue, moralement et au point de vue écologique. Moralement car elle n’est pas généralisable et elle condamne l’immense majorité de “nos frères humains” à la misère. Et par ailleurs, nous allons immanquablement butter sur le “mur écologique” (réchauffement climatique, pollutions généralisées, perte de l’indispensable bio-diversité…) d’ici à quelques décennies. Nous ne disposons donc que de très peu de temps, alors que l’énergie qu’il faudrait déployer pour réorienter l’idéologie mondialisée est proprement colossale, inimaginable… Il ne faut donc pas se bercer d’illusions, une transformation sociale de grande ampleur est improbable dans l’immédiat. Tout au plus pouvons-nous espérer grappiller quelques avancées positives à la faveur des processus électoraux, retarder quelques échéances dans le cadre de résistances ponctuelles, cela n’étant pas à dédaigner, mais nullement à la hauteur des enjeux.

Certains se tournent alors vers une fuite en avant techno-scientifique, en imaginant des “post-humains” totalement déconnectés de leurs racines naturelles, survivant parmi des artefacts technologiques suivant le principe de ces cultures et de ces élevages industriels hors-sol dont les produits fades et toxiques dominent le marché de l’agroalimentaire… Mais cette fuite incontrôlée au-delà de l’humain, à supposer qu’elle soit possible, ne conduit fort probablement qu’à des impasses monstrueuses et grotesques [8].

Une porte de sortie ?

Pourtant, en dépit du fait que la raison la plus élémentaire semble avoir déserté notre espèce, une porte de sortie vers le haut existe peut-être ; elle est étroite, très étroite, mais on peut l’imaginer. Cela dit, il faut s’habituer dès aujourd’hui à l’idée que rien ne sera facile, et le moment semble venu de paraphraser Winston Churchill qui, en 1940, faisait entrevoir à ses concitoyens la possibilité de la victoire, mais promettait aussi « du sang et des larmes » ce qui, en l’occurrence, ne sera que la conséquence de notre inertie actuelle.

Les chercheurs semblent converger sur l’estimation que la catastrophe écologique commencera à devenir réellement insupportable autour des années 2030. C’est tout particulièrement le cas du GIEC (Groupe International d’Experts sur le Climat) qui estime que si rien n’est fait (ce qui est le plus probable), les conséquences du réchauffement climatique seront évidentes pour tous autour de cette période : montée des eaux des océans entraînant la submersion de larges portions des terres habitées, multiplication de tempêtes extrêmement violentes perturbant gravement l’agriculture, les transports aériens et maritimes… Ces désordres d’une gravité sans précédent entraîneront vraisemblablement un délitement général de la société mondialisée, une dislocation des processus de domination : la multitude domestiquée verra alors s’entr’ouvrir les portes de la cage. Mais livrée à elle-même, non préparée, l’humanité sombrerait probablement dans le chaos. Il nous reste donc une petite vingtaine d’années pour tenter de tirer profit de l’inéluctable.

Comment procéder ? —Peut-être en s’inspirant des processus de reproduction du règne végétal. Beaucoup de plantes se reproduisent par la germination de graines. Ces dernières sont disséminées en quantités considérables, principalement par les vents, par le déplacement des animaux et des êtres humains. Sur les centaines, sur les milliers de graines produites, une certaine quantité parviendra à germer, à se développer ; certaines attendront plusieurs dizaines d’années avant de rencontrer des conditions favorables. Les plus conscients et les plus responsables d’entre nous doivent donc se transformer en semeurs, en diffuseurs d’idées et de projets. L’éventail est large : actions d’éducation populaire, organisation de coopératives, de monnaies parallèles, d’AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne), occupation de logement vides pour abriter les sans-abri… Chacun agissant en fonction de ses compétences, de ses moyens, de ses goûts… Nous sommes interdits, réprimés ici ou là ? Peu importe on arrête et on recommence ailleurs…

Se transformer en semeurs d’idées…

Le but est de multiplier les expériences, de nous former à l’approfondissement des processus démocratiques, de réapprendre la véritable autonomie, de se préparer à faire face à la catastrophe annoncée, d’être capables de prendre la relève. Il nous faut ainsi étendre petit à petit, presque subrepticement, notre influence auprès de ceux qui ont su résister à la domestication, réaliser un véritable travail de sape, en évitant, pour l’instant, toute confrontation trop brutale et trop directe avec le système dominant, confrontation dont nous ne pourrions que sortir vaincus et affaiblis.

Le meilleur exemple de ce type de démarche que l’on puisse trouver est sans aucun doute le jeune mouvement des “Villes en transition”, créé en 2006 au Royaume-Uni par l’universitaire Rob Hopkins [9]. Les initiatives de transition (à ce jour 400 initiatives officielles recensées dans une vingtaine de pays, mais seulement 3 en France, et réunies dans un réseau internet le “Transition Network”) reprennent largement les expériences énumérées ci-dessus, souvent avec l’appui de municipalités sympathisantes. Mais s’y ajoute un élément décisif : l’importance donnée à la préparation psychologique aux temps difficiles qui se profilent, et aux luttes qu’il faudra alors mener. Philosophes, sociologues, psychologues sont régulièrement convoqués pour des réunions publiques au cours desquelles sont développés les principes de la résilience, c’est-à-dire la capacité à surmonter, à réagir, à conserver sa raison et son humanité dans des situations de chaos, et ceci est d’une importance capitale.

Transportons-nous maintenant dans les années 2030 et écoutons Charlotte Astier et Camille Daum-Lobko, deux responsables de la transition au Canada, cités par Rob Hopkins : « Au moment où les chocs que nous promettent le système économique globalisé, le pic pétrolier et les changements climatiques, pour n’évoquer qu’eux, entraîneront la faillite de la civilisation actuelle, la transition atteindra un point crucial. Dans ce contexte de débâcle, les “transitionneurs” deviendront des ressources essentielles pour leur communauté et auront un rôle décisif à jouer dans les transformations sociales et politiques à l’échelle mondiale. L’affrontement direct avec le système en place deviendra alors inévitable. Durant cette époque charnière et chaotique, le mouvement de Transition devra prendre le dessus pour s’ériger comme nouveau modèle de société viable. En attendant il faut agir ici et maintenant » [10].

Il faut bien « mettre les points sur les i », l’affrontement dont il est question n’aura que peu de choses à voir avec les « manifestations festives et conviviales » auxquelles nous sommes régulièrement conviés. D’une part, le système capitaliste, bien qu’affaibli, fera tout pour « persévérer dans son être » et les oligarques ne renonceront jamais de bon gré à leurs privilèges. D’autre part, le mouvement social devra aussi lutter contre les forces du chaos qui, dans une société malade comme la nôtre, pourraient prendre des aspects terrifiants. Le recours à des formes d’actions violentes nous sera fort probablement imposé, bien qu’on ne puisse aujourd’hui en mesurer l’ampleur.

Nous ne pouvons que difficilement nous faire une idée de ce que pourra être une telle révolution mondialisée, car notre histoire n’a jamais connu des événements aussi considérables. Tout ce que l’on peut dire c’est que, comme le pense le sociologue et économiste Frédéric Lordon, nous assisterons « au déchaînement de forces immenses » qui pourraient se dérouler sur une longue période, plusieurs dizaines d’années au moins [11]….

Notons au passage le bel héritage que notre lâcheté présente laisse aux enfants qui naissent aujourd’hui…

Avant le déchaînement, et des années de violences…

Pour résister au milieu de ce maelström, pour conserver notre humanité, il nous faudra, bien sûr, des convictions fortes, mais aussi une éthique rigoureuse et certains philosophes en appellent à un retour du “sacré”. Notamment Jean Pierre Dupuy « La marque du sacré » Ed. Flammarion / Champs-Essais (2010), Bertrand Méheust « La nostalgie de l’Occupation » p. 125 à 165.

Que le lecteur se rassure, il ne s’agit pas de fonder on ne sait quelle nouvelle secte, mais bien plutôt de souligner que “le sacré” va bien au-delà de la stricte notion religieuse et contribue fortement à structurer une vie humaine. Le “sacré”, c’est ce qui permet à l’être humain de se transcender, de participer à l’harmonie de l’univers à travers des valeurs de justice, de démocratie et de respect de l’altérité.

Le “sacré”, par l’immense respect du Vivant qu’il implique, donne un sens et une grande puissance à l’indispensable démarche écologique [12]. Au niveau individuel, le sacré réenchante nos vies : le simple acte de se nourrir peut ainsi atteindre un grand raffinement, l’acte sexuel de reproduction devient un échange intense entre deux êtres, le “sacré”, c’est ce qui fait monter en nous cette émotion profonde à l’écoute d’un Nocturne de Chopin… Cette vie mérite alors que l’on se batte pour elle, que l’on prenne des risques pour la défendre et la transmettre à notre descendance. Au niveau collectif c’est le “sacré” qui permit, à la bataille de Valmy, à une troupe de gueux, de mettre en déroute l’armée coalisée des plus puissants monarques d’Europe, c’est le “sacré”, qui était au côté de ces communards qui défendirent la barricade jusqu’au bout, sans se rendre, c’est le “sacré”, qui incita des personnes ordinaires à se dresser contre la barbarie nazie… Ainsi selon B.Méheust, Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie, considérait le sacré « comme une source de puissance dans laquelle les sociétés peuvent puiser pour se maintenir, se transformer et transformer le monde » [13]. Il revient donc à chacun d’entre nous de restaurer ce contact perdu avec la grande harmonie de l’univers, de la diffuser autour de nous. Elle seule peut donner réellement un sens à la lutte qui s’annonce et, peut-être, permettre ainsi à notre espèce d’effectuer ce « saut qualitatif » au niveau individuel et collectif sans lequel rien ne sera possible.

Quel sera en définitive le destin de notre espèce ? On ne peut pas, bien sûr, répondre à cette question, mais ce qu’on peut remarquer c’est l’étrange caractère prophétique des premières paroles de l’Internationale, « la lutte finale ». Car, pour le coup, c’est bien de cela qu’il s’agit : si nous échouons, l’humanité s’enfoncera fort probablement à jamais dans une longue agonie crépusculaire ; au contraire, si notre volonté et notre courage restaurés nous permettent de triompher de l’épreuve, nous verrons les portes de l’avenir s’ouvrir largement devant nous.

Donner un sens à la lutte finale…

Notes :

[1]Bertrand Méheust a notamment publié : La politique de l’oxymore – Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde en 2009, et La nostalgie de l’Occupation – Peut-on encore se rebeller contre les nouvelles formes d’asservissement ? en 2012 éd. La découverte.

[2]La possibilité d’une île p. 36 – Le livre de poche 2005.

[3]Pour plus de détails sur la notion de “domestication” voir La nostalgie de l’Occupation chap. 10.

[4]Cornélius Castoriadis : La montée de l’insignifiance 1996 – Ed. du Seuil.

[5]L’accident originel, Paul Virilio – Ed. Galilée 2005.

[6]Suivant une récente étude de l’Institut Nationale des Etudes Démographiques, l’Espérance de Vie Sans Incapacité (EVSI), chiffre rarement publié, baisse en France depuis 2008 : de 62,7 à 61,9 ans pour les hommes, et de 64,6 à 63,5 ans pour les femmes. Après la baisse de l’espérance de vie aux États n-is en 2010 (15 jours) pour la première fois depuis 1945, est-ce le début d’une tendance lourde ?

[7]La nostalgie de l’Occupation p.71.

[8]Sur ce thème, lire Les particules élémentaires (1998) et La possibilité d’une île (2005) de Michel Houellebecq. Ces deux ouvrages, considérés à tort comme sulfureux, se situent en fait dans la continuité du Meilleur des Mondes d’Huxley.

[9]Pour plus de détails sur le mouvement des Villes en transition lire la traduction française de l’ouvrage de Rob Hopkins Manuel de transition  Ed. Ecosociété (2010). Cet ouvrage étant difficile à se procurer, on peut consulter sur internet villesentransition.net qui fournit aussi des liens avec les sites en anglais.Voir aussi Bernard Blavette L’heure de déserter  GR 1107 – (Mars 2011).

[10]Manuel de transition p. 179.

[11]Voir le long interview accordé par Frédéric Lordon à La revue des livres – Janvier / février 2012.

[12]C’est ainsi que la dernière livraison d’Entropia, la revue théorique de la Décroissance, s’interroge sur la relation entre “le sacré”, l’écologie et la Décroissance – Entropia n°11 :  Le sacré, une constante anthropologique ? Automne 2011.

[13]La nostalgie de l’occupation p.133.

Source : http://www.economiedistributive.fr – Mai 2012

Télécharger cet article au format PDF